Quand j’étais petit, mon papa il m’emmenait des fois à l’école le matin vu qu’il travaillait pas loin. Mais avant qu’il m’emmène à l’école, on allait au bistro pour tremper des tartines beurrées dans le chocolat chaud en lisant des journaux. Même que je mettais du chocolat partout parce que je lisais en mangeant. Alors mon papa il levait le nez de son journal et il me grondait, menaçant de me retirer mon précieux illustré si je continuais à m’éparpiller.
J’aimais beaucoup les journaux, surtout Pif Gadget, Spirou, Conan, Strange, Spidey… et aussi Pilote, Métal Hurlant et L’Écho des Savanes. Mais ça je les lisais en cachette à la maison vu que je connaissais la planque. Mon papa, lui, au bistro il lisait L’Humanité, et des fois aussi Libération et Le Parisien. Il est probable d’ailleurs que c’est en cherchant dans L’Huma le strip quotidien de Pif le chien que j’ai entendu parler pour la première fois de l’Apartheid.
L’Apartheid c’était tout en bas de l’Afrique, plus bas que les pays où y’avait la famine des petits enfants qui faisaient chanter Mickael Jackson pour envoyer des avions jeter des sacs de riz dans le désert où le Petit Prince est mort sans revoir sa connasse de rose socialiste (n’est pas Bernard Kouchner qui veut).
Dans l’Apartheid, c’était un peu comme chez les nazis d’Hitler. Il n’y avait que la couleur des juifs qui changeait.
Moi, j’aimais pas les nazis et les épinards. Et on ne m’en fera d’ailleurs pas plus avaler aujourd’hui qu’hier.
Comme il se trouve que dans notre bonne ville d’Ivry, mon papa et moi on était loin d’être les seuls à lire Pif Gadget et L’Huma, il y avait souvent des évènements organisés contre l’Apartheid. Surtout par la JC.
La JC, c’était les jeunes communistes qui avaient adhérés à la JC contrairement à moi, bien qu’au collège j’étais amoureux d’une adhérente qui m’avait ramené à un congrès où j’avais fait des sandwichs. Mais quand Georges Marchais a voulu me faire chanter La Marseillaise, j’ai déchanté. Je voulais bien adhérer à l’adhérante et faire des sandwichs pour la cause du peuple, mais pas chanter La Marseillaise. Après, je suis allé en vacances en URSS, j’y ai vu le Kremlin-même-pas-Bicêtre et Lénine tout aplati comme un tube de dentifrice dans son cercueil en verre qui m’a expliqué que « c’est la pratique de la théorie révolutionnaire qui dénonce la représentation du prolétariat, c’est-à-dire la bureaucratie, comme classe dominante de substitution pour l’économie marchande », donc j’ai volé un 33T des Cramps en rentrant en France et on s’égare…
Quoiqu’il faut bien avouer que les Cramps c’est vachement mieux que Johnny Clegg.
Pour en revenir à nos moutons noirs tondus par les mangeurs d’épinards nazis, j’ai donc très jeune appris pourquoi il ne fallait pas acheter de l’essence à Shell avec mon argent de poche et qui étaient Nelson Mandela, Steve Biko, Chris Hani, Solomon Mahlangu et l’ANC.
Bref, déjà tout petit je détestais l’Apartheid, et je le déteste toujours même si maintenant il s’appelle autrement dans d’autres pays que je ne nommerais pas histoire d’arrêter de digresser, mais où ils aiment davantage les murs que les palestiniens.
Aussi ça m’a fait comme un vide quand j’ai appris la mort de Nelson Mandela. Evidemment, on s’y attendais un peu plus que la mort brutale et choquante de Dulcie September en 1988, ou celle de Coluche deux ans plus tôt. Sauf que Dulcie September on est sûr qu’elle a été assassinée. Ses meurtriers mandatés courent toujours d’ailleurs. Ou plutôt ne courent pas vu que personne ne s’est vraiment acharné à les poursuivre.
Nelson Mandela, c’était un peu mon Fidel Castro à moi. Je veux dire… on ne pense pas une seconde qu’un jour il va mourir. On croit dur comme fer qu’il sera toujours là, fier symbole des combats de notre prime jeunesse (Mandela, pas Castro). Ah, comme on était heureux mon papa et moi quand il a été libéré ! On est monté dans la Lada Niva et on a roulé dans Paris en fête : tout le monde klaxonnait en brandissant des drapeaux de l’ANC ! C’était vachement plus beau que le 3-0 de 1998 ! C’était comme si, pour une fois, on avait tous gagné. Ensemble. Contre les nazis et les épinards.
Mais voilà, aujourd’hui je ne suis plus si petit, je ne vais plus le matin au bistro (ou c’est que je n’en suis pas sorti depuis la veille), ni à l’école ou en URSS d’ailleurs… et force est de constater qu’il reste encore des nazis et des épinards en vie. Force est de constater qu’en Afrique du Sud, le pays où y’avais l’Apartheid, les anciens bourreaux se sont excusé du bout des lèvres tout en gardant le bout des doigts dans la poche de la populace. Force est de constater qu’aucune des nationalisations des terres, usines et mines promises par la Charte de la Liberté* adoptée en 1955 par l’ANC et le Parti Communiste Sud-Africain n’ont été réalisées par le premier président noir du pays. Que les quelques 650 actionnaires de la Banque Centrale d’Afrique du Sud sont à 99 % issus de la bourgeoisie blanche. Que le 16 août 2012, dans les mines de platine de Marikana, 34 mineurs en grève ont été assassinés par la police sans qu’un seul fonctionnaire de la gâchette ne soit réellement inquiété. Que bien évidemment, les victimes étaient toutes noires de peau sous la poussière de l’exploitation minière.
Force est de constater que le capitalisme sud-africain a très bien compris que se débarrasser de son image raciste faciliterai sa pérennité. Qu’il sait jouer aux échecs et sacrifier son fou de guerre pour bouffer ton cheval de bataille afin de préserver sa tour d’ivoire. Les nazis et les épinards savent se déguiser en inoffensifs brocolis. Salopards.
Alors quoi ? Encore un long texte pour dire combien l’espoir est vain face aux lâchetés et aux trahisons ? Combien s’en est fini des naïfs petits-déjeuners à s’émerveiller devant les exploits humanistes de Pif et Conan faisant plier les trônes de fer sous leur sandale de cuir prolétaire ?
Non. Jamais. Il faut sauver les petits-déjeuners des enfants du monde entier.
Le matin, j’ouvre ma fenêtre et regarde au loin, au-delà de Vitry-sur-Seine, Villeneuve-St-Georges et Orly… jusqu’en Afrique du Sud (mon opthalmo est une pro). Et ce que je vais vous dire à présent vous paraitra sans doute plus fantasque que tout ce qui est écrit ci-dessus et dans L’Huma que lit toujours mon papa à cette heure-là, mais il y a des signes qui ne trompent pas.
Depuis mes 9 ans, je fais des petits journaux qui causent grosso-modo de culture populaire. Grosso-modo donc, j’observe la marche du monde par le prisme de ce qu’elle produit dans ce domaine (de classe). Et malgré tout mon attrait pour les productions-culturelles-super-obscures-que-personne-il-connaît-à-part-toi-et-moi-au-fond-de-la-cour-de-récré, il y a en ce moment même en Afrique du Sud un groupe d’artistes barrés, à présent super connus (mais qui ont un sacré passif dans l’underground local), représentant de manière assez inattendue la « nation arc-en-ciel » chère à ce cher Nelson tout en jouant superbement avec les clichés. Ce succès –international-, non seulement ils l’ont gagné à force de créativité, mais ils ne bradent pas cette dernière au plus offrant, gardant le complet contrôle de leurs délires en s’autoproduisant. Vous les connaissez (vu qu’ils ont du succès), ils s’appellent DIE ANTWOORD.
Et moi, c’est le genre de truc qui, outre de réconcilier quelque part les Cramps avec Johnny Clegg, me donne la pêche au petit-déjeuner.
Voilà. Peut-être au fond suis-je un gars tout ce qu’il y a de plus normal**, qui déteste ce que tout le monde prétend détester (l’Apartheid, les nazis et les épinards) et qui aime ce que tout le monde prétend aimer (Nelson Mandela, le sexe oral et Die Antwoord), mais après tout, c’est avec ce genre de points communs que tout le monde se sent lié à l’Humanité (en kiosques), non ?
*Passage de cette Charte de la Liberté non-retenu par la nouvelle Constitution sud-africaine votée en 1994 : « La richesse nationale de notre pays, le patrimoine et l’héritage des Sud-Africains, sera rendu au peuple : Les richesses minérales du sous-sol, les banques et les industries qui ont un monopole doivent être transférées à la propriété du peuple dans son ensemble et en entier. Toutes les autres industries et commerces doivent être contrôlés par le gouvernement afin d’aider au bien-être du peuple.»
**Comme on s’refait pas, pis qu’y faut bien avouer que j’aime la compagnie (moins communément appréciée du grand public) de pas mal de freaks décalqués du bulbe -travelos cinéphiles, skinheads situationnistes, féministes qui jouent les poufs bombastic (really fantastic !) et autres frimeurs assumant leur autodérision subversive-, je vous en remet une couche. Oh, ces clips ont déjà maintes fois fait le tour de la planète et Die Antwoord n’ont pas besoin de mézigue pour leur promo, mais ça fait mon bonheur de relayer ici leur folie aérée faisant le lien -comme disait le camarade Wu Ming 1 dans l’dernier Chéribibi– entre «culture académique et culture populaire donc politique»… in u face !