L’an deux-mille seize du calendrier crétin aura été fatal à un certain nombre de hérauts de cette culture populaire qui nous anime et nous porte : Rico Rodriguez, Muhammad Ali, Prince Buster, Herschell Gordon Lewis, Siné… Leurs images, sons et messages nous ont nourris, et grandement façonnés. Mais il en est un, par bien des aspects encore plus proche, dont la disparition laisse ce genre de vide que l’on sait impossible à combler.
Car Jacques Noël, libraire au Regard Moderne et figure du Paname qu’on adore, était un puit de connaissances dans lequel on ne se lassait pas de puiser. Un phare pour qui cherche ses lectures au-delà du brouillard médiatique. Un relais entre tous les barrés de l’autoproduction sur papier. Or il est décédé soudainement, dans la nuit du 30 septembre au 1er octobre.
Je l’ai appris, ironie du sort, à une rencontre de fanzines dans un rade de Montreuil, ce même 1er octobre. Et devoir se dire que l’on ne pourra plus l’apercevoir fumer sa clope devant son bouclard et sourire imperceptiblement à notre approche est plus brutal et inqualifiable que d’enlever ses roulettes à un cul-de-jatte globe-trotter.
À force d’y passer et d’y taper le bout de gras des heures avec le taulier, je ne me souviens plus exactement quand ai-je pénétré pour la première fois l’antre bibliophile du 10, rue Gît-le-Cœur. Ce devait être à l’aube des années 1990. Pratiquant divers arts martiaux dans un dojo du quartier, à un quart d’heure de RER de ma banlieue, je profitais du reste de la journée (les entraînements ayant entre autres lieu le samedi morninge) pour squatter disquaires et libraires amalgamés entre la rue des Écoles et les environs du Boul’Mich’.
La petite rue où Jacques se planquait était toute droite sortie d’un bouquin de Jacques Yonnet, et le nom de son magaze, Un Regard Moderne, avait peut-être dû me rappeler le supplément homonyme de Libé réalisé circa 1979 par la bande à Bazooka, dont mon dab avait conservé quelques exemplaires entre deux Métal Hurlant. Plus certainement, les nombreuses couvertures de billustres mystérieux en vitrine m’avaient aimanté inexorablement…
Puis une fois à l’intérieur, bordel ! Bordel. Oui, mais organisé. Façon planque tout en bouquins façonnée par Gaston Lagaffe pour s’isoler du tumulte alentour, le genre de piaule pour rêve de gamin : des piles et des piles d’ouvrages incroyables soutenant d’autres piles d’ouvages improbables où il fallait se déplacer à tâtons, les yeux farfouilleurs et le geste mesuré (qui n’y a jamais rien fait tomber n’y est jamais allé !).
Dans la minuscule pièce de droite, il y avait une micro-galerie où s’exposaient des dessinateurs tout aussi improbables (vers le début des années 2000, mon ex-compagne Shîrîn Chavannes eut d’ailleurs cet honneur). Puis, plaintes de passants bigots faisant loi, l’espace d’expos irrévérencieuses avait disparu sous d’autres piles de bouquins tout aussi vénéneux.
Du temps de mes premières visites, Jacques, guère prolixe quand il ne connaissait point le quidam, m’avait paru franchement bougon. Ce serait gonflé de ma part de lui en tenir rigueur sachant qu’alors ado banlieusard fauché prenant Paname pour un self-service, j’ai bien dû lui chourrer quelques bricoles au passage… Faut dire que pour des affamés comme nozigues, Le Regard Moderne était la plus merveilleuse pâtisserie dont un boulimique pourrait rêver : BD cochonnes (ou pas), pamphlets situationnistes, encyclopédies punks ou cinéphiles, monographies Dada, recueils d’illustrateurs de pulps amerloques ou d’affiches féministes, zines introuvables presque partout ailleurs (ah, Ciné Zine Zone, Psychotronic Video, From Parts Unknown, Naked, Outré !), graphzines sérigraphiés (ah, Henriette Valium !), cahiers de coloriage Black Panthers (!), voire VHS pirates de concerts des Cramps… Bref, la caverne d’Ali Babel dont on ne pouvait faire le tour malgré l’exiguïté !
Oh, rassurez-vous, j’y ai vite délesté mon larfeuille à répétition, échangeant avec gourmandise du papier-monnaie contre des trucs vachement mieux imprimés. Et puis aussi vite déposé notre petit fanzine.
L’année dernière, on a d’ailleurs fêté la sortie du nouveau ChériBibi devant sa porte. Même qu’il pleuvait, ce qui a rendu l’entreprise périlleuse. Qu’importe, il en a vendu quelques exemplaires de plus que d’habitude et, comme d’habitude, je l’envoyais balader quand il voulait nous les payer.
Bon, c’est peut-être pas des choses qu’il faudrait écrire, des fois que tous les libraires en galère (pléonasme) nous diffusant se sentent des ailes pour oublier de passer à la caisse… Mais désolé, ces derniers le savent aussi bien que moi, Jacques tenait à bouts de bras et d’échelle en bois une librairie à nulle autre pareille dont l’existence justifiait à elle-seule notre décision d’oublier systématiquement la facture quand il demandait du réassort. Un endroit unique où j’ai tout autant systématiquement ramené chaque potes en visite dans la capitale de la France (tu voulais que je les emmène où ? Voir la tour Eiffel ?). Un refuge menacé qu’il fallait vitalement préserver à l’heure où tout un chacun peut commander l’improbable sur Internet et où même la Fnac s’est mise à vendre des bouquins sur le ciné bizarroïde et les catcheurs mexicains des années 60. Un havre pour curieux véritables. Et dans ce monde formaté, la curiosité est révolutionnaire.
Que tous ceux l’ayant également cotoyé me pardonnent de ne pas pondre une nécro dans les clous et d’écrire en roue libre, l’émotion en bandoulière… Pas non plus le cœur et la gniaque de fournir plein de liens virtuels pour compléments d’infos biographiques sur l’ami Jacques. Faites comme dans sa librairie : cherchez et trouvez par vous-même.
Ce qui est sûr, c’est que le prochain ChériBibi, avant même d’être né, est déjà orphelin de son dealer préféré. Cette fois, c’est avéré, le père Noël est mort.
(Photos par Magalie F. Fouquet, Munz Termunch et Fantagraphics)
Un commentaire | Ajoutez le vôtre
Merci pour ce témoignage auquel je souscris mot pour mot !
Rien à ajouter, sinon que j’avais parfois un peu de mal à entendre son propos, tant sa voix était douce, comme celle d’un passeur de secrets — mais l’on a sans doute chacun une histoire différente avec cette merveille de bonhomme…